samedi 19 février 2011

Pour un slum


J'ai demandé à un rickshaw à être emmenée à la gare centrale. Moyennant monnaie, marchandages, trajet. Arrivée. Je descends, et commence à marcher. A monter ce pont. Encore deux minutes, j'y suis bientôt.


M'y voici, à l'entrée du plus grand slum de Chennai.

Slum. Ce mot dévoyé, ce mot effrayant, sale, gluant, à l'image même de sa prononciation. J'y suis, dans ce slum, que je ne connais que pour y avoir été une petite paire de fois. Non pas que j'ai été bien brave, bien rassurée, la première fois où j'ai monté ce pont, partant de la gare centrale, et que je suis ensuite descendue vers la rivière, par ces marches étroites. Du haut du pont, on embrasse du regard le slum avant d'y pénétrer. On y voit les monticules de semblants d'habitats, ces bâches bleues électriques, ces gris de tôles. La verdure et les feuillages des arbres s'y glissent. Chichement. La limite? Elle semble se faire rivière. Cette rivière acide, sale, noire, puante, grouillante. Cette odeur qu'on ne saurait mieux définir que par ce mot : la maladie. Car cette rivière est sa nièce. La rivière est donc limite, mais limite spongieuse : de l'autre côté de la rive se dressent désormais d'autres habitats. Du tout autre côté du pont, du côté droit, il n'y a pas d'escalier pentu. C'est au contraire une route plate, large, en descente, qui mène, à quelques kilomètres de là, à une prison. Deux gardiens sur des chaises en plastique surveillent du haut de leurs siestes cette double porte défoncée, défraîchie par les années.

Puis on se replonge du côté gauche, on retombe sur la vision du slum. On se décide, on glisse un pied sur l'une des marches de cet escalier quasi invisible par la grande route, et l'on descend.


Le sol est noir, poussiéreux bien sûr, les flaques d'eau suspectes sont légions, mais l'entrée est loin de correspondre à la définition fantasmée du mot slum. Car le début du slum est un repère de maisonnées proprettes de plâtres, de bâtiments repeints en rose, bleus, beiges. Pas mal de rickshaws s'y faufilent dans les recoins, des scooters, et même quelques voitures. Tournons. La seconde ruelle est plus belle encore. Une chapelle blanche se dresse, s'impose à l'oeil, étonne bien souvent. La ribambelle de bâtiments continue plus loin. Mais nous nous arrêtons là. Nous nous enfonçons dans un petit couloir accolé à la chapelle. Premier étage : les bureaux de Speed Trust. Speed Trust est une association qui travaille à la réhabilitation du slum et à une meilleure insertion dans la société de ses habitants. Une de mes expats d'amies y fait du bénévolat. Elle est absente, en voyage pendant quelques temps, elle m'a demandé de la remplacer. Pour administrer quelques leçons d'anglais à un enfant. Je me présente au bureau, me montre. On m'appelle alors quelqu'un, une femme, un homme, cela dépend. Cette personne arrive, on part ensemble. On va à 5 minutes à peine, à quelques ruelles de là, s'enfoncer si peu dans le slum. Le changement de décor est rapide, même si les bâtiments de plâtre restent prédominants. Les habitats de bouts de bois, de tôles et de plastiques découverts depuis le pont n'apparaissent pas si tôt. Cependant les bâtiments de plâtre rabougrissent, s'affaissent, deviennent des monticules à taille humaine, parfois à ciel ouvert, et pour toit, s'offrent de grandes tôles noires et grises. Les ruelles rétrécissent, s'amenuisent. Le sol est inégal, mais comme souvent à Chennai. Les flaques sont nombreuses, la noirceur, partout. On se baisse parfois pour éviter un bout de toit, une poutre, on évite les trous au sol. Mais ce qui frappe est loin de ce décor environnant. Ce sont les vies, les gens, les habitants de ce slum. Les vieux sont dehors, entres hommes méditant sur une chaise défoncée, ou femmes assises par terre, triant tel ou tel mauvais pois chiche, le sortant du tas, discutant, piaillant, riant. Les adultes sont y tout simplement absents. Et les enfants. Les enfants sont partout. Semblent être la base même du slum. Sa seule vie, son essence même. Les enfants courent, sautent, crient, nous étourdissent. « Auntie! Auntie! Hello Auntie! » S'époumonent à notre passage. S'accrochent, prennent notre main, un de nos doigts, rient, sourient, nous montrent à leur frères, sœurs, cousines, amis, nous, la Dame Blanche, qui leur avons répondu. Ces enfants ont du feu de joie dans les yeux. Ces yeux s'animent quand ils nous voient, deviennent immensément curieux, s'arrondissent, se plissent de rire à notre réponse, deviennent soudainement fébriles, timides, et disparaissent dans un rire flamboyant, emportés par des jambes furieuses de courir. Et nous marchant, titubant, souriant, de tout ce plein de vies, de ce trop de vie, peut-être. Les enfants des slums sont des perles, des bonheurs, des yeux grands ouverts. Ils chassent toutes nos conceptions, nos peurs, nos questionnements, et nous enchantent.


Mais nous sommes arrivés. En face d'une petite maisonnée. Une pièce, murs de plâtre. L'électricité, une ampoule, un fan. Une armoire, une planche en bois pour table, un lit. Et un petit homme sur ce lit.


Ce petit homme dont j'ai oublié le nom. Son nom est long, impossible à prononcer. De syllabes je n'en perçois même pas. Les sons tamils sont bien trop éloignés du pauvre lexique que mon oreille peu expérimenté peut reconnaître. Mais ce petit homme a 16 ans. Ce petit homme a 16 ans et la forme de son visage est celle d'un gamin de 10. Ce petit homme a de lourds problèmes. Sa cage thoracique est complètement défoncée, déformée. Elle semble carrée, haute, trop haute pour lui. Ses jambes sont des ficelles. Sur celles-ci, sa peau semble brûlée, du papyrus, momifiée. Il se déplace lentement, avec difficultés. Voilà pour le visible. Ses reins sont défaillants. Deux fois par semaine, il va à l'hôpital pour se faire dialyser. Ces visites médicales sont prises en charge par l'association, mais cela est bien insuffisant. C'est une manière de vivre qu'on lui offre, quand de vie il n'en aurait peut-être déjà plus. Mais c'est une manière de vivre à court terme, et pour un vrai rebond, une nouvelle vie, peu, pas de solution existe.


J'étais venue une autre fois, les enfants du slum m'avaient suivi, avaient ri, avaient débordé de curiosité, d'impatience, d'interpellations, et j'avais été étourdie, assourdie par toute cette vie. Mes lèvres marquaient un sourire, une joie, reflet de la vie des enfants. Et puis j'ai fini par entrer dans la petite maisonnée. Je ne sais plus les mots exacts, les explications. Des mots anglais, des mots tamils, des gestes, des signes, ou le contexte. Je ne sais plus, mais le résumé de la situation était bien simple à établir. J'étais entrée enchantée, charmée par la clameur du slum, pour découvrir mon petit homme brûlant de fièvre, assis sur le lit, ses jambes longues, nues, recroquevillées, sa difficulté à parler, à articuler des sons, mais voulant s'expliquer, me dire, me demander de repousser la leçon. Malade. « Sick! Sick! He is sick! » appuya la femme qui ce jour m'avait accompagnée. Malade. Aujourd'hui, ce petit garçon ne peut avoir de leçon d'anglais, car il est malade. Ce petit garçon a aujourd'hui de la fièvre. Une simplicité enfantine. Il est juste malade. Il est malade et j'étais venue pour lui. J'étais venue pour lui apporter quelque chose. Une leçon, des mots, une activité, du vent. Du pur vent. Du vent inutile. J'étais venue et avant d'entrer, avant de le voir, j'étais sûre de moi, de ce que je faisais. J'étais sûre de ce vent, de son bénéfice. J'étais sûre de mon vent. Mais aujourd'hui, il était malade, et il ne pouvait recevoir ce vent. Il était malade comme n'importe quel petit garçon aurait pu l'être. Malade, aujourd'hui. Aujourd'hui, comme si les autres jours lui apportaient une vie au fond banale. Je suis repartie avec mon vent, un peu étranglée, plus très sûre de moi.


Une autre fois, mon petit homme était dans un de ces jours banals, apte à me recevoir, lui sur le lit, moi à ses côtés, 5 ou 6 adultes assis par terre. Ils étaient déjà là avant mon arrivée, puis l'homme qui m'avait accompagné les a rejoint, sur le sol. Je prodiguais ma leçon d'anglais, mon activité anglaise, disons, et eux suivaient, du coin de l'oeil, du bout de l'oreille, mes questions, ses réponses. Une des femmes aidait mon petit homme, répondait presque à sa place, lui expliquait en tamil, le stimulait. Ils étaient tous autour, formant une communauté, une chaleur. Les frères de mon petit homme allaient et venaient, comme ils le font à chaque fois. Dans les yeux du plus petit brillent une subtilité et une intelligence qui sont autant de signes avant-coureurs de sa rapidité d'esprit. Quand notre attention se porte sur lui, et qu'une question est alors posée, il nous répond avec rapidité. Après avoir distillé mon vent, je suis repartie ce jour-ci sans pensée, sans réflexion. Ma tâche avait été de distribué du vent, il l'avait été, le remettre en question n'était pas à l'ordre du jour.


Bien sûr avec un peu d'espace et de calme, la logique s'impose à vous. Vouloir enseigner l'anglais à un petit homme qui ne vivra sûrement pas plus de 10 ans, qui restera probablement le reste de sa vie dans ce slum, dans cette maisonnée, et n'en sortira que pour des visites médicales, vouloir lui enseigner l'anglais, c'est plus qu'inutile. C'est plus qu'inutile, et c'est précisément bien plus que cela. Vouloir lui enseigner l'anglais, c'est un prétexte. C'est un prétexte pour lui changer les idées, pour venir à lui, pour lui parler, pour échanger. Pour lui dire que oui, les mots qu'il répète sont bien prononcés. Oui, il a bien compris la question, oui, il répond avec exactitude. Ah, une petite faute, look, look! Il reconnaît les lettres de l'alphabet anglais, retente, butte, me regarde avec questionnement. « The rat is on the fan! » Le rat a sauté sur le fan pour échapper au chat qui veille. Le chat est noir. « The cat is black! Black colour! And what is this colour? » « Yellow colour!! » « Yes! Yellow colour! And this one?...What is this colour? » « Green colour!! » « Yes! Green colour!... ». Et nous avançons ainsi, sur un livre type cahier de vacances, acheté dans l'un des étourdissants malls de Chennai.


Le temps y est!


Parler.

Parler enfin.
Expliquer, non, chercher.
Chercher dans ses propres mots, se souvenir. Se forcer. Oui, c'est ça, rapprochons nous de la définition, de ce mot si lointain. Ré. Réflé. C'est ça! Réfléchir. Penser, sous-peser.


A-na-ly-ser.
Ce que je n'ai pas fait depuis des mois.

Je suis arrivée en Inde. J'ai voulu mettre du temps entre l'Inde et mes mots. La définir, la penser, la sculpter par et pour ce que je pouvais en dire? Impossible. La tâche me semblait trop ardue. Oui, mais voilà, le temps défile et s'effile, et de temps, je n'en aurais bientôt plus. Je me dois d'écrire comme je me dois d'arrêter mes souvenirs, et mes réflexions.


Des réflexions, oui, j'en ai bien eu. Par un pays si loin du mien, j'ai évolué. Je me suis aussi consternée, bâtie, endurcie, assouplie. Le temps est maintenant venu de mettre sur papier, sur numérique, ce qui est sociétalement important, remarquable.